mardi 13 février 2007

May B, Maguy Marin, vendredi 9 février 2007

Je n'ai ni lu ni vu Beckett. Je me lance, toute seule, à la suite de cette cohorte de faces-crayeuses... C'est fou le nombre de personnes que j'ai peu à peu reconnues parmi elles.
Au départ il y avait 10 personnes : malades, fous, pauvres ? Etait-on dans un asile, dans une prison, un hôpital ? Pas ici en tout cas, pas dans la vraie vie. Ailleurs, dans un monde blafard et crayeux, plein d'autres, cabossés, aussi blafards et crayeux. Loin !
Au coup d'un sifflet, ils se sont rassemblés, et ont commencé à danser une mécanique incantatoire fascinante de précision : alors, les boîteux, bossu, obèse, cassé et autre esquinté claudiquant ne claudiquaient plus, ils dansaient, emportés par... par quoi ? par la musique ? par la force d'être ensemble, d'être semblables ? par les pulsions vitales qui débarquent en fanfare, réveillant sur leur passage des libidos très bon enfant ?
Ils dansaient : gestes parfaitement synchronisés, la foule comme un seul corps qui gomme les différences, les particularités, les handicaps, enchaînements répétés tout au long du spectacle, comme un rituel pour conjurer quel sort, quelle adversité, quelle altérité ?
Et puis il y a eu Schubert (quelle symphonie ?). Où la musique sort de la bande son en tenue d'hôpital, où les instruments de l'orchestre sortent de la fosse et se mettent en branle à pas glissés, où les mouvements se battent dans une envolée de craie. Schubert, et l'humain qui se débat dans ses propres limites devient lyrique. Suffirait-il d'un peu de musique ?
Et puis ils se sont changés, ils ont revêtu leur tenue de voyage, manteau-chapeau-valise aussi cabossée, eux-mêmes toujours aussi claudiquants et crayeux.
C'est là que je les ai reconnus : les éclopés croisés ici et chaque jour, qui font presque partie du paysage. Qui baladent dans la ville des sacs remplis de pain pour les pigeons, des sacs remplis de prospectus à distribuer au voisinage en échange de quelques mots, des sacs remplis de journaux pour s'isoler du sol la nuit quand il fait froid, des sourires à lancer aux enfants, à la volée ; puis j'ai reconnu mon beau-père André quand il marchait à tous petits pas voûtés vers une mort certaine ; et puis j'ai reconnu mon grand-père Charles quand, sous d'autres latitudes, lui aussi marchait à tout aussi petits pas chenus vers une mort toute aussi certaine. Et puis Elsa, et puis José, et puis Alice, et John, oncle ou amie, grand-mère et père... Ils ont tourné sur la scène, derrière la scène, et puis ont disparu un par un. Je ne les ai jamais revus.
Dans un autre de mes pays, les morts s'invitent dans les rêves des vivants pour que ceux-ci ne les oublient pas. Dans celui-ci de mes pays, ils apparaisent en filigrane derrière des danseurs maquillés, ombres à peine appuyées, refrains lancinants. Ils ne connaissent pas les frontières.

vendredi 9 février 2007

Cover, Rachid Ouramdane, jeudi 8 février 2007

Il s'agit du Brésil. Il s'agit de métissage.
Des hommes vont et viennent sur la scène, y posent ou prennent des objets : platine, baffle, ballon de foot, coupe (du monde ?)...
4 danseurs : 1 noir et 3 faux noirs, plutôt dorés que noirs d'ailleurs. Musique blanche : Sinatra, Rolling Stones, Joplin, the Smiths.
Pendant les solos, les autres danseurs continuent à aller et venir sur la scène, continuent à poser et reprendre les objets.
1er solo : un jeune contorsionniste nous montre l'étendue de sa souplesse. Drôles de sensations, aux frontières du malaise. Narcissisme, culte du beau, culte du corps ? Le corps, cet étranger... Elastique tendu et enroulé...
2ème solo : un homme en short et talons aiguilles, muscles saillants, brides détachées dont il se sert pour se mouvoir. Ou qui le meuvent, qui le régissent ? Pantomime. Auto-pantomime, puisqu'il est à la fois le marionnettiste et la marionnette. Le corps est d'homme. Les chaussures et la grâce de femme. L'équilibre est précaire : musique - talons aiguilles - brides. Ou brides - musique - talons aiguilles. Où est-il, où est-elle ? Hors du trio, hors du spectacle. Une fois déchaussé(e). Pieds nus.
3ème solo : le noir en transe. Puis le noir encagoulé. Le noir qui rit, qui crie, dans la même grimace. Sur "summertime" par Joplin. C'aurait pu être "strange fruit" par Holiday. Syncrétisme = métissage. Esclavage = métissage... mouais... C'est le seul danseur à ne pas être doré. Pas glamour d'être noir...
4ème solo : Ouramdane lui-même, doré en noir. "Bigmouth strikes again" des Smiths. C'est cet air qui m'est resté dans la tête d'ailleurs tout le reste de la soirée. Ouramdane donc danse, comme mon frère qui a oublié d'hériter du sens du rythme de nos aïeux. Ouramdane n'est pas brésilien, il n'a pas la samba dans le sang. D'ailleurs, ce n'est pas de la samba, mais du rock. Il s'applique. Il se soucie de son environnement. Il remet dans le vase la fleur que les autres danseurs n'arrêtent pas de sortir du vase. Puis reprend sa danse.
J'ai bien aimé que la musique s'arrête au moment précis où il voit la fleur parterre (toujours le même) et qu'il arrête de danser, et qu'elle recommence au moment où il recommence à danser. Ouramdane, le maître de la musique...
Voilà. Il me reste l'image de cet homme-chaussures, noir et doré, et les Smiths sur les lèvres.
L'impression bizarre de ne pas avoir tout vu, bien vu. D'être restée un peu en-deçà.
Le métissage, un carrefour. Mais je n'étais pas au bon...
Pour la partie noire-brésilienne, je préfère Carlinhos Brown.